Elle fait partie d’un vieux chemin qui reliait au Moyen Âge l’abbaye royale de Saint-Denis et l’abbaye de Saint-Maur-des-Fossés. La rue Léon-Frot et la rue des Boulets, qui poursuivent aujourd’hui la rue Saint-Maur, sont d’autres sections de ce chemin médiéval. Au fil des époques, les noms ont varié de tel ou tel tronçon : rue du Chemin-Saint-Denis, rue Blanche, rue du Bas-(Po)pincour(t), rue Saint-Savin… Au 19e, s’impose peu à peu la rue Saint-Maur-Popincourt, vite abrégée. Un passage, qui donne dans la rue Saint-Maur, a reçu son nom ; sous le porche d’entrée, une singularité : des pavés sont encore en bois.
De fait, l’Histoire a laissé ici bien des empreintes. Un estaminet était sis au n° 160, au coin de la rue de l’Orillon : le cabaret des Marronniers ; un sieur Ramponneau le racheta en 1740, avec une nouvelle enseigne, Au Tambour royal, et en fit un des lieux du faubourg de la Courtille les plus fréquentés, où les chopines d’un vin pas cher coulaient à flot.
Presque en face, l’architecte Théodore Ballu, déjà auteur des plans de la Trinité et de Saint-Ambroise, conçut l’église Saint-Joseph (1866-1875), dédiée au saint patron des artisans du bois. Cet édifice, dont la façade vient d’être magnifiquement restaurée, fut le théâtre le 20 août 1899 de violences commises en pleins soubresauts du procès en révision d’Alfred Dreyfus. « Sébastien Faure, directeur du journal anarchiste Le Journal du peuple, appela à une manifestation de soutien pour l’acquittement de Dreyfus […]. Aussitôt, [… s’] organisa une contre-manifestation des antidreyfusards. De violentes bagarres opposèrent les deux camps qui aboutirent au pillage et à la profanation de l’église Saint Joseph » (site web de la paroisse Saint-Joseph des Nations).
Des violences de rues avaient déjà eu lieu après la révolution de février 1848, lors de l’insurrection ouvrière des 22-26 juin, contre la fermeture des ateliers nationaux créés pour donner du travail aux chômeurs. La répression par les troupes du général Eugène Cavaignac fut féroce : de 4 500 à 6 500 émeutiers tués, sans doute 1 500 morts du côté des forces de l’ordre. Parmi les dernières barricades démantelées, celles de la rue Saint-Maur-Popincourt. Deux daguerréotypes nous sont parvenus, d’un dénommé Thibault, les ayant photographiées les 25 et 26 juin, avant et après l’assaut de l’armée :


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Or, le journal L’Illustration publia dès le 8 juillet un numéro spécial sur les émeutes de juin, avec 33 gravures sur bois, dont deux copiant les deux clichés :

Ce sont « les premières images de type photographique publiées dans la presse française » (Thierry Gervais). La fin d’une révolution politique marque ainsi le début d’une révolution médiatique : la photo de presse.
Enfin, une greffe du présent sur le passé : aux nos 38-40 de la rue Saint-Maur, dans les anciens locaux de la fonderie du Chemin-Vert (créée en 1835 par les frères Plichon pour fabriquer des pièces en fonte destinées à la marine de guerre, aux locomotives, aux moteurs) – un superbe exemple de la révolution industrielle dans le 11e –, a ouvert en 2018 l’Atelier des lumières, qui invite à s’immerger dans des univers picturaux ou graphiques.
Plans anciens, gravures, photographies, art numérique : la rue Saint-Maur témoigne éloquemment du rôle des images et de leur histoire dans le 11e nocturne, politique, social, médiatique, industriel ou culturel.
Gilles Gony