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Hubertine Auclert, la première suffragette

Qui connaît Hubertine Auclert ? Une place – modeste, il est vrai – porte son nom dans le 11e arrondissement, à l’angle de le rue Camille-Desmoulins et de la Cité industrielle, non loin de la mairie, non loin aussi de l’endroit où elle vécut, au 151 rue de la Roquette.

Hubertine Auclert, comme tant d’autres à l’époque, est une provinciale « montée » à Paris. Elle est née le 10 avril 1848, dans une famille de notables ruraux de l’Allier. Son père, fervent républicain, devient maire du village à la faveur de la révolution de 1848 ; il sera révoqué trois ans plus tard par Louis-Napoléon Bonaparte. Placée dans une institution religieuse à l’âge de neuf ans, la jeune Hubertine envisage d’abord d’entrer dans les ordres, mais elle sera refusée à deux reprises car jugée trop indépendante. Il lui en restera un vif ressentiment anticlérical.

Farouche républicaine comme son père, elle se mobilise pour les droits des femmes et gagne Paris en 1873, au moment où la République naissante ouvre des perspectives à l’émancipation des femmes. Elle rejoint l’Association pour le Droit des femmes, qui deviendra en 1882 la Ligue française pour le Droit des femmes, et dont le président est Victor Hugo. Car c’est par la lecture de Hugo qu’elle est venue au féminisme.

Dès lors, Hubertine Auclert devient une militante, et même une activiste, du droit des femmes. Elle n’hésite pas à se revendiquer « féministe », à une époque où ce terme apparu, semble-t-il, sous la plume d’Alexandre Dumas, a encore une connotation péjorative. Au sein du mouvement féministe, des divergences existent entre celles qui s’en tiennent aux droits civils des femmes et celles, dont Hubertine, qui exigent des droits politiques : selon elle, il est nécessaire que les femmes participent à l’élaboration et au vote de la loi pour remettre en cause l’inégalité sociale entre les sexes. Mais cette position est alors minoritaire au sein du mouvement féministe.

En 1876, elle fonde sa propre association, Le Droit des femmes, qui veut pour les femmes le droit de voter et d’être élues. « Femmes de France, nous aussi nous avons des droits à revendiquer : il est temps de sortir de l’indifférence et de l’inertie pour réclamer contre les préjugés et les lois qui nous humilient. Unissons nos efforts, associons-nous ; l’exemple des prolétaires nous sollicite ; sachons nous émanciper comme eux ! » Elle s’inscrit alors dans la mouvance socialiste, qui renaît après l’écrasement de la Commune. Elle participe en 1879 au congrès ouvrier de Marseille qui réunit pour la première fois toutes les organisations – partis, syndicats, sociétés de secours mutuel, coopératives, etc. – liées au mouvement ouvrier et socialiste. Elle y représente Le Droit des femmes et Les Travailleurs de Belleville, une coopérative ouvrière. Ses interventions à la tribune du congrès en faveur de l’égalité totale des deux sexes – « Une République qui maintiendra les femmes dans une condition d’infériorité ne pourra pas faire les hommes égaux » – sont abondamment relayées par la presse et lui donnent de la notoriété.

Mais elle va quitter rapidement le terrain de la lutte politique globale et se concentrer sur l’action purement féministe pour la conquête du droit de vote. Elle fonde en 1881 un journal, La Citoyenne, et appelle les femmes à refuser l’impôt ou à se soustraire au recensement, au motif qu’elles sont exclues de la cité. En 1883, son association, Le Droit des femmes, devient Le Suffrage des femmes.

Elle suit en Algérie son compagnon, Antoine Lévrier, qui y a été nommé juge de paix en 1888. Elle découvre alors le racisme de la société coloniale : « Pour les étrangers, les fonctionnaires, les Israélites, les colons, les trafiquants, l’Arabe, moins considéré que ses moutons, est fait pour être écrasé […] Les Français algériens, qui ont déclaré que le fanatisme rendait les Arabes incivilisables, s’obstinent à ne rien tenter pour les tirer de l’ignorance, si favorable à l’exploitation et à la domination. » Et elle s’intéresse à la condition des femmes musulmanes, soumises à un double patriarcat, français et arabe, et à qui la puissance coloniale refuse l’instruction publique. Elle consigne ses observations dans un livre, Les Femmes arabes en Algérie, qu’elle publiera en 1901.

À la mort de son mari, en 1892, elle rentre en France, où elle reprend son activisme féministe. Elle plaide pour la féminisation de la langue : « L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on ne croit, à l’omission du féminin dans le code. […] L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée […] La féminisation de la langue est urgente, puisque, pour exprimer la qualité que quelques droits conquis donnent à la femme, il n’y a pas de mots. »

Adepte des coups d’éclat, elle participe en 1904 à une manifestation féministe de protestation contre le Code Napoléon, dont on célèbre le centenaire, et tente d’en brûler un exemplaire. Lors des élections municipales de 1908, elle renverse symboliquement une urne à la mairie du 4e arrondissement, ce qui lui vaut d’être condamnée en correctionnelle. Lors des législatives de 1910, elle se présente dans le 11e, où elle obtient quand même 590 voix. Mais ce résultat, comme celui de trois autres femmes candidates, est invalidé.

Elle poursuit son activisme jusqu’à sa mort, y gagnant en notoriété, mais se marginalisant par rapport à un mouvement féministe alors beaucoup plus timoré.

Elle meurt à son domicile du 151 rue de la Roquette le 8 avril 1914 et est inhumée au Père-Lachaise, juste en face de la tombe de Balzac. Sur le monument, une sculpture, due à Suzanne Bizard, commémore son combat pour le suffrage des femmes.

On sait qu’il faudra attendre encore trente ans pour que le droit de vote soit accordé aux femmes. Et un siècle pour que son nom sera attribué à une petite place du 11e. Selon l’historien américain Steven C. Hause, auteur d’une biographie de référence,« c’est au Panthéon, si les pionniers et les défenseurs des droits humains y ont leur place, que sa dépouille devrait reposer. »

Michel Puzelat