Aller au contenu

Charonne, 8 février 1962

/

Parmi les manifestations réprimées dans le sang depuis l’entre-deux-guerres, celle du 8 février 1962 contre les attentats de l’OAS occupe une place centrale dans la mémoire militante. Dès le 13 février, une manifestation rassembla plusieurs centaines de milliers de citoyens républicains, pour accompagner au Père-Lachaise, dans la dignité, les huit victimes (1) blessées grièvement à l’entrée du métro Charonne et condamner un « massacre d’État ». À moyen terme l’évènement consacra la défaite politique définitive de l’OAS.

L’intérêt que l’auteur, Alain Dewerpe, porte à cette « tragédie contemporaine » tient à sa qualité d’historien, reconnu notamment pour ses travaux sur les mouvements sociaux et politiques en Europe, mais aussi à un double drame familial : son père, André Dewerpe, était mort en 1954, des suites d’une blessure reçue en 1952 lors de la répression de la manifestation contre la venue du général Ridgway ; sa mère, Fanny Dewerpe, domiciliée 97 rue Oberkampf, fut l’une des neuf victimes de Charonne. L‘introduction de son livre se conclut ainsi : « si être le fils d’une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n’interdit pas de faire son métier d’historien. »

Il a opéré une rupture avec des évidences afin d’accéder à une connaissance vérifiée des faits. Il démontre ainsi que, à l’encontre de la thèse officielle du gouvernement – une foule dense acculée contre les grilles fermées du métro, se piétinant et s’asphyxiant –, les grilles étaient restées ouvertes. Les victimes sont mortes dans les hôpitaux de blessures crâniennes dues aux grilles des pieds d’arbres jetées par les policiers. Il effectue une analyse approfondie de la manifestation en scrutant les mécanismes qui ont conduit à un massacre d’État ; les mécanismes et manœuvres qui ont constitué un scandale civique ; les étapes et subterfuges (le théâtre funèbre du 13/2, la recherche de l’impunité).

Cet essai ne se limite pas à l’analyse du déroulement de la manifestation. Il porte également sur les conflits de représentation et d’interprétation auquel elle a donné lieu par la suite. Il laisse à penser que la lutte pour la vérité de Charonne revêt des dimensions qui ne sont pas seulement historiques, mais aussi politiques et juridiques.

Un livre très riche qui aujourd’hui ouvre des questionnements essentiels sur les conditions de l’exercice de la liberté d’expression publique des opinions, compte tenu des interactions des multiples acteurs qui, directement ou indirectement, sont impliqués.

Marc Brion

  1. Un homme succombera à ses blessures quelques semaines plus tard, portant ainsi à neuf le nombre des morts.

Charonne 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, d’Alain Dewerpe, Gallimard, Folio Histoire, 2006, 912 p., 13,70 €.